Les lobbies du plastique
Comment les lobbies des emballages se cachent derrière des associations anti-déchets pour éviter des solutions plus radicales
Alors que le soutien politique à des solutions radicales pour mettre fin au fléau des plastiques à usage unique ne cesse de croître, gros plan sur les liens entre l’industrie des emballages et les ONG anti-déchets à Bruxelles. Une enquête de Corporate Europe Observatory.
Ce texte est une traduction légèrement abrégée d’une enquête publiée initialement en mars 2018 par l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory. Nous la publions ici à l’occasion de la diffusion, ce mardi 11 septembre, d’un épisode du magazine télévisé Cash investigation consacré au plastique, où il est également question des lobbies examinés ici. Lire aussi, sur la France, notre article « Gestes propres » : quand les industriels du plastique culpabilisent les citoyens.
Presque tout le plastique jamais produit continue à exister sous une forme ou une autre : déchets étouffant la vie marine, micro-plastiques avalés par les poissons finissant dans nos assiettes, plastiques dégageant des substances chimiques aux conséquences inconnues... Le problème ayant désormais atteint les proportions d’une crise globale, la pression de l’opinion publique a mis la lutte contre les déchets plastiques à l’ordre du jour politique. À Bruxelles, Paris, Dublin, Amsterdam ou Londres, les décideurs cherchent des réponses. Mais dès qu’il est question de s’attaquer à la source du problème, ils se heurtent aux industriels du plastique et des emballages et à leurs alliés dans le secteur agroalimentaire.
Il est bien moins coûteux et bien plus commode pour ces industriels de déplacer l’attention vers les consommateurs et la responsabilité individuelle en matière de déchets que de modifier leurs pratiques de production et d’emballage. On ne s’étonnera donc pas que l’industrie des emballages et ses clients dans le secteur de l’alimentation et de la boisson soutiennent de nombreuses campagnes de sensibilisation anti-déchets partout en Europe. Ils y trouvent de nombreux avantages, à commencer par celui de donner à leurs produits plastiques un vernis vert de respectabilité environnementale. Mais cette tactique a également des objectifs plus insidieux, en particulier celui de modifier la perception populaire et politique du problème des déchets, et notamment du plastique et des emballages à usage unique. Mettre la collecte des déchets, aussi importante soit-elle, au centre du débat revient à déplacer la responsabilité de s’attaquer au problème vers les collectivités locales et les citoyens, plutôt que vers les industriels. Et donc d’éviter des mesures politiques plus radicales – comme celles rendant les industriels responsables de leurs produits sur toute leur durée de vie – qui pourraient nuire à leur taux de profit.
La crise du plastique
Nous sommes submergés par le plastique. Selon Science Magazine, 8,3 milliards de tonnes de plastique vierge auraient été produites à ce jour, dont la grande majorité a fini par se retrouver dans des décharges ou dans l’environnement naturel, où il mettra des siècles à se décomposer. Un rapport du World Economic Forum suggère qu’il y aura davantage de plastique que de poissons (en masse) dans nos mers et océans d’ici 2050. La dépendance des producteurs de plastique envers les hydrocarbures, matière première nuisible au climat à laquelle ils ajoutent des substances chimiques toxiques, a des impacts incalculables sur nos corps et sur l’environnement. Il est difficile d’exagérer l’échelle du défi auquel nous sommes confrontés, celui de réduire drastiquement notre utilisation de plastique, et de le réutiliser et le recycler autant que possible.
La lutte contre les plastiques à utilisation unique est plus que jamais à l’ordre du jour : la Commission européenne a récemment organisé une consultation en vue de restreindre les plastiques à utilisation unique, encouragée en cela par le succès de mesures européennes antérieures pour réduire l’usage des sachets plastiques : en Angleterre par exemple, le nombre de sachets plastiques utilisés a chuté de 80%. La France a interdit les assiettes et verres en plastique non compostables, et plusieurs pays réfléchissent à la réintroduction de dispositifs de consigne.
L’industrie n’a pas tardé à lancer la contre-attaque. Réticente à remettre en cause des modèles commerciaux très lucratifs, basés sur la fabrication sans fin de toujours plus de produits jetables et à usage unique, qu’il s’agisse de tasses à café, de fourchettes en plastique, de containers pour aliments à emporter ou de bouteilles, et désireuse de dénier toute responsabilité vis-à-vis de ces produits dès qu’ils ont quitté l’usine ou le magasin, elle cherche à rejeter la faute sur d’autres. On retrouve ici la pratique économique classique consistant à maximiser ses profits en externalisant ses coûts – en l’occurrence en se déchargeant des impacts négatifs de la production de plastique et des déchets qui en résultent sur la société et l’environnement. En préservant ce modèle, l’industrie évite de devoir payer intégralement le vrai coût de sa production de plastique. Sa tactique consiste dès lors à détourner l’attention du vrai problème en en rejetant la responsabilité sur d’autres. C’est une décision calculée de la part du lobby du plastique que de mettre les déchets sauvages et leur collecte au cœur du débat, de manière à ce que l’attention se tourne vers l’action à entreprendre par les consommateurs et les autorités locales. Les industriels peuvent même chercher à améliorer leur image environnementale en choisissant volontairement de financer des actions de ramassage de déchets ou des campagnes de sensibilisation du grand public, tout en détournant l’attention des politiques publiques plus ambitieuses qui pourraient être mises en œuvre pour lutter contre les déchets plastiques.
Tout ceci n’a rien de nouveau. Dans les années 1970 aux États-Unis, la campagne Keep America Beautiful, financée par l’industrie, a mis en avant une vision des déchets focalisée sur la responsabilité individuelle. Elle a mobilisé des centaines de personnes bien intentionnées pour des actions de ramassage de déchets, lesquelles ne se sont probablement jamais rendues compte que derrière cette campagne il y avait les firmes mêmes qui produisaient les emballages et les bouteilles qui constituaient la majorité des déchets ramassés – et qui s’opposaient parallèlement aux politiques publiques favorisant le recyclage et la réutilisation. Dans le monde imaginaire mis en scène par Keep America Beautiful, les emballages et produits jetables à usage unique ne posaient pas vraiment de problèmes aussi longtemps qu’ils étaient bien mis dans la bonne poubelle.
Cette même stratégie est mise en œuvre aujourd’hui au niveau de l’Union européenne. En finançant ou en créant des organisations non gouvernementales de lutte contre les déchets sauvages, en siégeant dans leurs conseils d’administration, en y détachant leur personnel ou en les payant pour mener des recherches et influencer les décisions politiques, l’industrie brouille les frontières. Elle cherche de fait à instrumentaliser ces ONG pour changer la perception politique et populaire du problème des déchets et du plastique.
Les multiples casquettes d’Eamonn Bates
Quel que soit l’événement organisé à Bruxelles au sujet du plastique et des emballages, vous pouvez parier qu’Eamonn Bates y sera. Fondateur de la firme de lobbying qui porte son nom, Bates est un pilier de la scène bruxelloise en matière de déchets, de plastique ou d’emballages. Comme le signalait un précédent article de Corporate Europe Observatory, les trois clients listés par Eamonn Bates Europe Public Affairs (EBEPA) sur le registre de transparence du lobbying de l’UE expliquent cet intérêt : International Paper (un géant américain du papier), Serving Europe (association professionnelle de l’industrie du fast-food, qui compte parmi ses membres Burger King, McDonald’s et Starbucks), et Pack2Go Europe (association professionnelle de l’industrie des emballages alimentaires). Bates, directeur exécutif de sa propre firme de lobbying, est aussi le secrétaire général de Pack2Go et celui de Serving Europe. Il détient également un pass de lobbyiste au Parlement européen pour le compte de sa firme de lobbying.
Parmi les trois clients d’Eamonn Bates, Pack2Go Europe n’est pas le moins intéressant. La firme de Bates fournit à cette association professionnelle des services de lobbying ainsi que des « services de gestion associative ». Pack2Go a une présence active en termes de lobbying à Bruxelles, avec plusieurs réunions au sommet avec la Commission pour discuter de la stratégie plastique de l’Union européenne en juillet 2017. Un fonctionnaire de la Commission a parlé de « prévention des déchets » à une réunion de Pack2Go en juin 2016.
Pack2Go Europe : contre toute mesure radicale
« Nous voulons que les Européens qui mangent et boivent des produits à emporter sachent que les questions de santé, de sûreté et d’environnement ont été étudiées de manière approfondie et prises en compte dans la production. Nous voulons qu’ils sachent que les emballages que nous fabriquons sont appropriés du point de vue environnemental, sûrs de tous les points de vue, produits éthiquement, et que des systèmes et processus de fin de vie pour la collecte, la récupération et le recyclage ont été mis en place pour après utilisation. »
C’est ce qu’affirme le site web de Pack2Go. Et peu importe si les membres de cette association professionnelle produisent des quantités infinies d’emballages plastiques à usage unique. « Tout ce dont nous demandons du consommateur est de disposer des emballages usagés de manière responsable », déclare Pack2Go, comme si mettre les plastiques à utilisation unique dans le bon bac plutôt que de les jeter dans la rue mettait fin à tout questionnement social sur la surexploitation des ressources.
Cependant, si l’on regarde d’un peu plus près ce qui se cache derrière cette tentative de donner aux emballages à utilisation unique une image écologiquement acceptable, d’autres objectifs apparaissent. En 2016, le gouvernement français a adopté une loi incluant des dispositions selon lesquelles les verres et assiettes en plastiques devraient désormais être fabriquées à partir de matériaux bio-sourcés, pour qu’ils soient compostables. Loin d’être parfaite, cette loi représentait néanmoins un effort majeur pour s’attaquer au problème des couverts jetables, autrement dit de remettre en cause le fonds de commerce des entreprises derrière les associations professionnelles de Bates, Serving Europe et Pack2Go. Sans surprise, Pack2Go, par la voix de Bates, s’est opposé à ces mesures : « Nous pressons la Commission européenne de faire ce qu’il faut et d’initier une procédure légale contre la France pour infraction au droit européen... S’ils ne le font pas, c’est nous qui le ferons. » Parmi les arguments avancés par Bates, celui selon lequel cette législation encouragerait les déchets sauvages, dès lors que les gens ne prendraient plus la peine de jeter adéquatement les produits dont ils penseront qu’ils se décomposeront facilement.
Plus tard, lorsque les parlementaires européens écologistes tentèrent de faciliter la mise en place de nouvelles restrictions sur certains types d’emballages au niveau national, Pack2Go célébra bruyamment le rejet de ces propositions par les autres eurodéputés. Mike Turner, d’International Paper Foodservice Europe (International Paper est un autre client de Bates, et était jusqu’en janvier 2018 propriétaire de Foodservice Europe), qui est aussi le président actuel de Pack2GoEurope, a déclaré à l’époque : « Pack2Go Europe a travaillé sans relâche à expliquer aux parlementaires européens que nos emballages sont indispensables à notre mode de vie actuel. Ce travail doit continuer. Le véritable défi auquel nous sommes tous confrontés est d’encourager une collecte et un recyclage plus importants, et meilleurs. »
Plus récemment, Pack2Go s’est également opposé à une proposition de loi irlandaise sur la réduction des déchets, qui prévoit d’interdire certains plastiques à utilisation unique et d’introduire un système de consigne, au motif qu’elle serait contraire aux règles européennes sur les emballages et sur la libre circulation des marchandises. Bates, présent en janvier 2018 à une audition au Parlement irlandais sur cette proposition de loi, a été cité par le quotidien britannique The Times en ces termes : « Il est malheureux que les promoteurs de la proposition de loi sur la réduction des déchets de 2017 n’aient pas pris le soin d’éviter les erreurs commises en France, au lieu d’élaborer une proposition aussi problématique sur le plan légal. »
Les avantages de la consigneLes systèmes de consignes récompensent les citoyens qui rapportent et recyclent leurs emballages et bouteilles plastiques en leur remboursant une modeste contribution versée au moment de l’achat. La recherche suggère que les systèmes de consigne non seulement réduisent la quantité de déchets, mais augmentent également la quantité de plastique collectée pour le recyclage, ainsi crucialement que sa qualité, car il peut être plus facilement nettoyé et trié en vue de sa transformation. Mais les producteurs d’emballages plastiques n’aiment pas la consigne, parce qu’elle implique qu’ils versent une taxe pour chaque bouteille ou emballage qu’ils produisent afin de financer le système, mais aussi potentiellement d’autres coûts de mise en conformité, comme le ré-étiquetage des produits. Comme l’explique Samantha Harding de la Campaign to Protect Rural England, « l’industrie sait que la consigne est une manière minimale de les responsabiliser quant au véritable coût de la collecte et du recyclage du plastique qu’ils produisent. Actuellement, 90% de ce coût retombe sur le contribuable. »
Ces exemples illustrent l’opposition active de Pack2Go à toute forme de politique publique qui s’attaquerait au passif environnemental des plastiques à utilisation unique et qui affecterait dès lors le taux de profit de ses membres. Pack2Go cherche à détourner l’attention vers la question des déchets sauvages. C’est sans aucun doute dans cette même perspective de recadrage des problématiques environnementales associées au plastique jetable que l’association professionnelle a décidé de créer le Clean Europe Network (« Réseau Europe propre »).
Clean Europe Network : une ONG pour porter la voix des industriels
En 2011, la Commission européenne a lancé une consultation sur les moyens de réduire l’utilisation des sachets plastiques. Parmi les options alors à l’ordre du jour, celle de faire payer ces sachets. Dans une lettre ouverte au commissaire européen à l’Environnement Janez Potočnik, signée par Eamonn Bates, Pack2Go a accusé la Commission de mener « une sorte de ’chasse aux sorcières’ contre le plastique » et d’avoir un « préjugé défavorable à l’encontre des solutions de plastiques à utilisation unique ». Le message final de Bates à l’adresse du Commissaire Potočnik préfigure ce qui sera ensuite la stratégie de Pack2Go : « Nous serions ravis de vous rencontrer avec vos services dans un avenir proche pour discuter plus en détail des moyens de mettre en œuvre des solutions efficaces au défi des déchets sauvages. »
Entrée en scène du Clean Europe Network, une création de Pack2Go. Également connu sous le nom de European Litter Prevention Association (« association européenne de la prévention des déchets sauvages »), ce réseau créé en 2012 déclare collaborer avec ONG et pouvoirs publics pour « améliorer les techniques de prévention des déchets sauvages au sein de l’UE ». Il s’agit d’un réseau d’associations nationales basées dans les pays membres de l’Union et travaillant à la promotion d’une « Europe sans déchets sauvages d’ici 2030 ». L’un de ses objectifs est de « fournir au secteur privé des opportunités de collaborer avec ou de soutenir le réseau », et il est également actif sur la scène du lobbying à Bruxelles.
Son conseil d’administration est composé de cinq membres : Keep Scotland Beautiful (« préserver la beauté de l’Écosse »), Gestes Propres (France), Nederland Schoon (Pays-Bas), Hal Sverige Rent (Suède), and Mooimakers / FostPlus (Belgique). Trois de ces cinq organisations (Keep Scotland Beautiful, Nederland Schoon, and Mooimakers) ont été examinées plus en détail par Corporate Europe Observatory [1] ; toutes ont été critiquées pour leurs liens avec les industriels.
Les liens étroits entre le Clean Europe Network et Pack2Go sont clairement affichés sur le site web du premier : « Pack2Go Europe a pris la décision audacieuse de nous rassembler pour la première fois en 2012... Une initiative des plus utiles dans la mesure où nous ne nous étions jamais rencontrés auparavant. Nous nous sommes tous mis d’accord pour mettre en place une association, et, six mois plus tard, c’était chose faite. Désormais nous sommes une équipe ! C’était également une initiative courageuse de la part de Pack2Go Europe, car elle l’exposait aux critiques à la fois de ceux qui, dans l’industrie, rechignent à reconnaître leur part de responsabilité et ceux qui, dans le secteur des ONG, ne pensent pas qu’il est plus intelligent et plus efficace de faire collaborer toutes les parties prenantes pour atteindre un objectif partagé. »
Les points communs entre la firme de lobbying d’Eamonn Bates, les associations professionnels Pack2Go et Serving Europe, et le « réseau associatif » Clean Europe Network sont multiples. Pour commencer, leurs bureaux partagent la même adresse à Bruxelles. Leurs sites web ont une apparence très similaire et le même format. Eamonn Bates est encore une fois le secrétaire général du Clean Europe Network, et plusieurs employés de sa firme ont occupé des fonctions multiples au sein de ces différentes organisations [2].
Au vu de ces recoupements, il semble logique que le Clean Europe Network et Pack2Go partagent également la même approche visant à mettre les déchets sauvages au centre du débat public et politique sur les déchets – et à s’assurer du même coup que la responsabilité des industriels n’y occupe qu’une place limitée. C’est ce qu’illustre l’’avis d’expert’ du Clean Europe Network, focalisé sur les consommateurs et le besoin de programmes de sensibilisation pour prévenir les déchets sauvages. Bates nous a réaffirmé que « « le réseau a toujours plaidé pour une responsabilité étendue des producteurs en ce qui concerne les actions de prévention des déchets sauvages ». Mais l’avis d’expert du Clean Europe Network stipule clairement que les contributions des industriels doivent rester volontaires : « À notre avis, il n’est pas approprié de demander aux producteurs ou à des mécanismes de responsabilité étendue des producteurs de les faire payer de manière contraignante pour la collecte des déchets et leur traitement. »
Les réponses d’Eamonn Bates et du Clean Europe Network
Dans une série de questions et réponses publiées sur son site web suite à des critiques essuyées en 2016, le Clean Europe Network dément être une « façade de lobbying pour l’industrie des emballages ». Il affirme que « Pack2Go Europe ne joue aucun rôle dans nos décisions » et n’est qu’un « membre associé ».
Et pourtant le réseau rémunère Eamonn Bates Public Affairs Europe pour la fourniture de « services de secrétariat », et Bates est son secrétaire général en même temps que celui de Pack2Go et de Serving Europe. Bates a également siégé au conseil d’administration de la European Association for Litter Prevention, l’entité légale derrière le Clean Europe Network, au moins jusqu’en novembre 2014. Bates nous a déclaré qu’en tant que secrétaire général du réseau, « [il] participe aux réunions du conseil, sans droit de vote, et rédige les compte-rendus ».
Bates ajoute que le Clean Europe Network « n’a pas un rôle de lobby à proprement parler... et ne fait pas de lobbying au nom d’intérêts privés ». Le réseau figure pourtant bien dans le registre européen de transparence de lobbying ; il dispose d’un pass de lobbyiste au Parlement européen ; en septembre 2017, il est intervenu dans le cadre du groupe d’experts sur les déchets de la Commission ; et il a participé à un atelier de parties prenantes sur le plastique biodégradable organisé par la DG Grow (la direction de la Commission européenne chargée du marché intérieur et de l’industrie) en octobre 2017.
Le Clean Europe Network a sa propre explication pour le double rôle d’Eamonn Bates au sein de Pack2Go et du réseau : s’il peut porter simultanément de multiples casquettes, c’est en raison de « son engagement personnel total et son enthousiasme pour une cause partagée ». Bates assure que sa firme a contribué une quantité considérable de temps bénévole pour soutenir le réseau et l’effort de prévention des déchets sauvages « parce que nous croyons passionnément à cet objectif ». Le Clean Europe Network nie tout conflit d’intérêt entre Pack2Go et l’ONG, affirmant : « Nous voulons la même chose. »
C’est bien là le cœur du problème. Lorsque des ONG et l’industrie sont si étroitement associés – que les industriels ont créé l’ONG, qu’ils partagent des employés, que son conseil d’administration intègre des représentants industriels, que les objectifs politiques sont les mêmes –, il est difficile d’imaginer que l’ONG fasse quoi que ce soit qui aille à l’encontre des intérêts de l’industrie. Le Clean Europe Network assure qu’il n’a jamais fait de lobbying contre les systèmes de consigne, mais il ne les a jamais soutenus non plus, et certains de ses membres s’y sont même opposés au niveau national [3]
Financements européens
La Commission européenne a financé le Clean Europe Network, via son entité légale European Litter Prevention Association, pour développer une méthodologie de mesure des déchets sauvages. En 2014, le réseau a ainsi reçu €358 414 pour, entre autres, élaborer « un système volontaire commun pour aider les organisations et les autorités publiques à définir les déchets sauvages et à les mesurer ». En 2016, il a reçu €167 653 supplémentaires pour de la « sensibilisation ». Ce sont probablement ces subventions qui justifient l’affirmation sur le site du Clean Europe Network que celui-ci bénéficie d’un « soutien fort de la Commission ».
Un fonctionnaire de la Commission nous a déclaré qu’il avait eu affaire à Eamonn Bates et à d’autres représentants du Clean Europe Network dans le cadre du projet subventionné en 2016, mais que ce n’était que « quelques semaines ou mois auparavant », bien après que le projet ait été mené à bien, qu’il avait eu connaissance des autres casquettes de Bates comme lobbyiste et au sein d’associations professionnelles comme Pack2Go. Ce fonctionnaire a ajouté que selon les critères d’éligibilité du fonds EU Life, les ONG doivent être « indépendantes, en particulier des gouvernements, d’autres autorités publiques, ou de tout intérêt politique ou commercial », et que si le Clean Europe Network faisait une nouvelle demande, la Commission « y regarderait de plus près ».
Bates nous a affirmé que « le Clean Europe Network/ELPA est indépendant de tout intérêt politique ou commercial... La Commission avait connaissance de ces liens, parce qu’Eamonn Bates Europe était identifié comme fournissant des services support, et que Pack2Go Europe était cité comme membre associé du Clean Europe Network/ELPA ». Mais au vu des liens entre le réseau, Pack2Go et la firme de lobbying d’Eamonn Bates, il y a certainement de quoi se poser des questions sur le respect des critères d’indépendance.
L’accumulation de déchets dans l’environnement est mauvaise pour les gens et pour la vie sauvage, mais quoiqu’en disent l’industrie et certaines ONG, les déchets sauvages ne sont pas seulement la conséquence de mauvais comportements individuels, mais aussi et surtout de la dépendance des industriels envers des produits jetables. Si les systèmes de consigne ne sont pas la réponse unique au défi du plastique, ils peuvent contribuer à réduire la quantité de déchets et à renforcer le recyclage. Les associations anti-déchets sauvages font certainement un travail remarquable de mobilisation des gens pour nettoyer leurs rues ou leurs plages. Mais un trop grand nombre d’entre elles ont été créées par des intérêts industriels, dépendent du financement des entreprises, partagent leurs employés avec celles-ci, permettent à ces intérêts de guider leur action, et/ou servent de consultants aux industriels.
Parfois, il ne s’agit que d’une démarche classique de « greenwashing », ce qui est déjà problématique, mais parfois les positions de l’industrie et des ONG deviennent indiscernables. Lorsque ces positions partagées consistent à manipuler délibérément la perception publique du problème des déchets et à entraver l’essor de politiques publiques progressistes, il y a un sérieux problème.
« Gestes propres » : quand les industriels du plastique culpabilisent les citoyens
Comme chaque été, des campagnes de sensibilisation omniprésentes sont venues nous alerter, en tant que touristes et citoyens, sur les déchets sauvages et leurs dangers. Campagnes souvent financées par les industriels du plastique, de la malbouffe et de l’eau en bouteille, qui y trouvent un moyen commode d’améliorer leur image tout en rejetant la responsabilité de la pollution plastique sur d’autres.
Un paquet de cigarettes jeté par « Paul Heffard ». Un sachet plastique jeté par « Léa Lamont ». Depuis le métro parisien jusqu’aux plages de l’hexagone, il a été difficile d’échapper cet été encore à la campagne de sensibilisation sur les déchets sauvages organisée comme chaque année par Gestes Propres. Gestes Propres ? Une initiative de « l’association Progrès et Environnement, ONG créée en 1971 ».
À l’heure où les ravages des déchets plastiques dans les océans et tout autour de la planète font presque quotidiennement la une de l’actualité, comment ne pas se féliciter de voir une association écologiste mettre ainsi les Français face à leurs responsabilités ? Sauf que Progrès et Environnement, présidée par un ancien cadre de Danone, est en réalité une association contrôlée par les industriels, et que la campagne Gestes propres est financée par des entreprises comme Coca-Cola, Danone, Haribo, Heineken, Nestlé ou Total... autrement dit les entreprises mêmes qui fabriquent ou utilisent les emballages plastiques à la source des pollutions (pour comprendre pourquoi Total est concernée par les emballages plastiques, lire notre article). Gestes Propres est aussi étroitement liée à Citeo (ex Eco-emballages), une entité privée créée dans les années 1990 pour collecter et gérer les contributions financières des entreprises productrices ou utilisatrices d’emballages à la collecte, au tri et au recyclage de ces derniers.
Citeo, c’est ce fameux logo « point vert » apposé sur les emballages et suggérant au consommateur non averti que celui-ci est recyclable, alors qu’il signifie simplement que l’entreprise concernée a bien versé sa cotisation. Cotisations qui servent en partie à financer des campagnes telles que Gestes Propres, rejetant la responsabilité des déchets sur les consommateurs, ou encore à faire du lobbying à Paris et à Bruxelles [1].
Déresponsabilisation des industriels
Durant cet été, le gouvernement français a énormément mis l’accent, dans ses discours publics, sur les responsabilités individuelles de chacun en matière environnementale. « Il faut que chacun se tourne vers sa propre responsabilité », avait par exemple déclaré Nicolas Hulot avant sa démission, et le même argument a été opposé, suite a son départ, à ceux qui critiquaient l’absence de mesures fortes et ambitieuses de la part du gouvernement sur les dossiers écologiques. Ces discours se situent dans la droite ligne de celui porté par les industriels sur la question des déchets : au lieu de remettre en cause le principe même de la production massive de plastique et d’emballages, l’accent porte uniquement sur les comportements individuels des citoyens-consommateurs.
Il en va de même en ce qui concerne le recyclage du plastique, tel que l’envisagent aujourd’hui des multinationales comme Danone, Suez ou Veolia : tout tourne autour du consommateur sommé de mettre sa bouteille dans la bonne poubelle, sans que soit questionné le besoin même de tant de plastique (sans compter que le recyclage du plastique aujourd’hui est extrêmement limité et s’effectue dans des conditions très éloignées de l’image écolo que cherchent à en donner les industriels).
Cette stratégie de lobbying n’est pas spécifique à la France. Confrontés au risque de voir adopter des mesures radicales qui remettraient en cause leurs modèles commerciaux établis, les industriels du plastique ont créé ou financé des associations de façade apparemment « écolos » - une pratique souvent appelée « astroturfing » – chargées de porter la bonne parole au citoyen sur les déchets sauvages, et surtout d’empêcher des solutions plus radicales.